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Tunceli : L’Exception politique en Turquie

istanbul

Mai 2019

Les dernières élections municipales en Turquie ont été scrutées avec un intérêt certain de la part de la communauté internationale, mais aussi par les citoyens turcs. Au niveau international, c’est le raffermissement ou l’affaiblissement de la position du président Erdoğan que l’on tentait, à tort ou à raison, de dégager comme enjeu électoral majeur de cette élection. Pour une bonne partie du corps électoral, appelé huit fois aux urnes depuis 2014, date des avant-dernières élections municipales, dont un référendum constitutionnel, c’est surtout l’occasion de clore un cycle électoral mouvementé, et de retrouver une certaine stabilité en dehors des campagnes électorales qui ne reprennent, sauf élections anticipées, qu’en l’an 2023. Si les victoires de la coalition Cumhur (AKP-MHP) est évidente au niveau national, il n’en reste pas moins vrai que la perte d’Ankara, mais surtout d’Istanbul, le budget de la métropole se situant aux alentours de 7.7 Milliards de Dollars (42.6 MM de Liras Turques en 2018), est un séisme électoral, mais aussi une manne financière considérable qui constituait un nerf de guerre et de mise en avant pour le parti de l’ampoule, et l’actuelle insistance de l’AKP pour l’obtention de cette annulation démontre l’importance de cette contribution financière majeure au rayonnement de la politique d’un parti.

Des 81 iller (provinces) de Turquie, celui de Tunceli fait figure d’exception a bien des égards. Les dernières élections ont fait parler de cette province comme étant la seule dirigée par un maire communiste. Fatih Mehmet Maçoğlu, ancien fonctionnaire au ministère de la santé, a une carrière politique récente, participant à seulement deux scrutins, qu’il a gagné. Le premier à Ovacık, deuxième ilçe de la province de Tunceli en 2014, puis dans la ville centrale (merkez) en 2019, remportant en même temps la victoire dans la province dans son ensemble.

Si l’on se penche sur le reste des votes de la province, nous pouvons voir que le deuxième candidat, issu du CHP, Mustafa Sarıgül, à ne pas confondre avec son homonyme stambouliote, a aussi fait un temps partie du BDP, ancêtre de l’actuel HDP, et qui succède donc à Maçoğlu à Ovacık. Le parti communiste turc, en plus de gagner là son seul bastion électoral, et son premier de surcroît, ne voit son résultat paraître aussi important (32%) que dans cette seule province, alors qu’il peine à dépasser les 0.5% dans l’ensemble des 80 autres provinces.

Ce vote, exceptionnel, est le résultat d’une histoire particulière, celle de la province de Tunceli, ainsi que sa composition démographique/ethnique particulière en Turquie. Les deux facteurs sont intimement liés dans le sens où le déplacement massif de populations entre provinces a marqué la politique de la Turquie du 20ème siècle, aussi bien lorsque l’on évoque l’épisode arménien qui en plus des morts, a aussi vu une orchestration de déplacement de plusieurs milliers d’arméniens par les dirigeants jeunes-turcs, dans le but de “turciser” l’intégralité de l’Anatolie. Une politique que le pouvoir central continuera d’appuyer, notamment à Dersim que le pouvoir kémaliste qualifiera “d’abcès”, nécessitant une intervention chirurgicale qui assainira le territoire de la république. Bien avant ce qui sera connu comme le massacre de Dersim, le parlement turc (TBMM) fera passer la Tunceli Kanunu, loi par laquelle le nomde la province de Dersim (porte d’argent en farsi), ancien Sancak ottoman devient Tunceli que l’on pourrait traduire par terre ou main de bronze. Cette loi, votée fin 1935, entraînera un ensemble de mesures, essentiellement militaires, et s’étalant entre 1937 et 1938. Le massacre de Dersim, tel que les historiens en parlent, se déroule en deux phases militaires, et a impliqué des personnalités très présentes dans le roman national de la Turquie moderniste, notamment la première femme aviatrice militaire de Turquie et fille adoptive de Mustafa Kemal Atatürk, SabihaGökçen. La bataille des chiffres, lors de cette répression, est également un des enjeux principaux de tension entre le pouvoir central et les dersimis, pour qui la mémoire autour de l’évènement est centrale, les estimations des victimes variant considérablement entre le chiffre officiel de 13000 morts, et celle des dersimis qui portent le chiffre à 40000, avec une relative discrétion des historiens à l’époque, voire un quasi-silence, à l’image de celui de grands orientalistes tels Bernard Lewis, comme le dénote l’anthropologue néerlandais Martin van Bruinessen.

La politique de turcisation, chère aux Jeunes-Turcs, puis aux fondateurs de la république turque, s’adresse aux populations minoritaires de Turquie, dans un objectif d’unification et de centralisation du pays. La province de Tunceli, creuset des minorités de Turques, aussi bien kurde, alévie ou kurde ou arménienne ou zaza devenait par défaut une aberration à la logique holiste de la république kémaliste, que les propos prêtés à İsmetİnönü résume assez bien : “Nous sommes franchement nationalistes […] et, devant la majorité turque, les autres éléments n’ont aucune sorte d’influence. Nous devons à tout prix turquiser les habitants de notre pays. Nous allons annihiler ceux qui s’opposent à la turquisation.” Ce bastion des minorités est le résultat avant tout d’une géographie propice à l’isolation. Les alévis, constituant la très large majorité de la population de la province bien qu’étant minoritaire dans le reste du pays, trouve à Dersim une géographie montagneuse protectrice. Ce territoire autonome sera une terre de refuge sous les Ottomans pour l’ensemble de ceux qui veulent fuir les persécutions et les conflits avec le pouvoir central, et ce à partir du 19ème siècle pour les arméniens, alors que les alévis, plus profondément enracinés, ont pris cette terre pour refuge depuis le 16ème siècle, confirmant par là-même leur réputation de montagnards ruraux. Cette diversité ethnique pousse certains analystes à faire de la province de Tunceli, et l’ancien Dersim dans son ensemble comme une Suisse en Turquie, aussi bien par la géographie que la diversité de ses habitants.

Cette explication historique et géographique nous explique les raisons du rassemblement de ses peuplades aussi diverses dans une zone aussi petite, mais aussi les obstacles qui ont fait que jusqu’à l’avènement de l’armée turque moderne, ce territoire pouvait résister aux pressions du pouvoir central. La suite des évènements de Dersim est tout aussi importante pour comprendre la construction de la mémoire collective autour de l’évènement dersimi, et comment est-ce que la confrontation des récits a fait de Tunceli une province à l’identité politique contestataire clairement marquée.

Les évènements de Dersim ne se sont arrêtés qu’un mois après la mort d’Atatürk, cette opération militaire étant le dernier acte politique majeure de sa politique intérieure d’unification. Les successeurs d’Atatürk, notamment İnönü, ont tenu à ce que l’histoire de Dersim ainsi que la région elle-même soit isolée, décrétant la province comme zone interdite jusqu’à l’ouverture sur le multipartisme et les élections de 1946. Si la victoire du Parti Démocrate et de son chef Adnan Menderes pouvait laisser penser à un changement significatif par rapport au devoir de mémoire sur la question de Tunceli/Dersim, rien n’a été fait dans ce sens, et ce jusqu’aux années 60. Entre temps, sur la scène internationale, la Turquie soutient les Etats-Unis lors de la Guerre de Corée, et obtient son admission à l’OTAN en 1951, quatre années après avoir bénéficié du plan Marshall. De fait, la Turquie choisit le camp occidental pendant la guerre froide, et décide de s’opposer au communisme, face à une URSS de plus en plus pressante depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

C’est dans ce contexte-là que dans les années 1960 et 1970, la guérilla marxiste-maoïste s’est organisée en Turquie, choisissant, à l’image de plusieurs résistances en Turquie, les montagnes de la vallée de Munzur comme maquis. La figure majeure de la guérilla communiste face à l’Etat, İbrahim Kaypakkaya, a d’ailleurs été arrêté dans ces mêmes montagnes puis tué sous la torture du MİT en 1973 et constitue jusqu’à aujourd’hui une figure majeure dans l’imaginaire de la gauche communiste en Turquie, expliquant de manière significative la présence du TKP à Tunceli et la victoire de Maçoğlu, aussi bien à Ovacık que plus tard au niveau de l’ensemble de la province.

L’attitude des populations locales, depuis les évènements de Dersim, est très différente du fait de la différence des populations mais aussi de la divergence des intérêts individuels. Si certains se sont rangés du côté du kémalisme et ont choisi l’Etat laïc comme moyen de dépassement de leurs conditions de marginaux, d’autres ont vu dans les évènements de Dersim un rappel à l’insubordination à l’Etat central, dans la tradition historique de ce que la région a toujours été.

La naissance du PKK en 1978, puis le coup d’Etat en 1980 par Kenan Evren mais surtout l’entrée en guerre contre les miliciens du PKK constituera le retour de Dersim sous le coup de l’Etat d’exception. Au-delà du contexte général de la guerre du PKK contre l’Etat turc, les années 1980 verront un retour à la politique de déplacement des populations de la première moitié du siècle, faisant de la population de Tunceli une des plus grandes parts de la diaspora turque, mais aussi une des populations les plus représentées dans les déplacements internes proportionnellement à la population globale. Un plan de reforestation, décidé en 1987, a ainsi planifié le déplacement des habitants de 233 villages de Tunceli, participant à leur propagation à l’Ouest de la Turquie mais aussi à l’étranger.

Les années 90 voit la continuation de la politique d’état d’exception dans les régions kurdes, Tunceli en faisant partie, et ne voit la levée de cet état d’exception qu’en 2002. L’avènement de l’AKP, ainsi que l’expression claire d’une volonté de négociation avec Abdullah Öcalan, dont la peine de prison a été commuée de la peine capitale à la perpétuité, est accompagnée de la levée de l’état d’exception, permettant de voir pour la première fois les prémices de la résolution de ce conflit. Les années 1990 ont été marquées à Tunceli par la continuité traditionnelle d’un vote pour les partis kémalistes à la suite de leur revirement politique au centre-gauche, aussi bien avec des personnages comme Erdal İnönü que Bülent Ecevit, par un changement entraînant à l’élection à l’échelon local de candidats de partis pro-kurdes dans les années 2000, et ce plus particulièrement avec une nouvelle génération d’électeurs de l’ancien Dersim qui se revendique de cette histoire, certains clamant leurs appartenances zazas ou même arméniennes au début du 21ème siècle.

Le virage à gauche de Tunceli peut aussi bien s’expliquer par le changement d’électeurs que par l’ouverture gouvernementale sur la résolution du conflit kurde et la capacité de ceux-ci à s’organiser en partis politiques, souvent de gauche, même si le sunnisme traditionnel kurde a aussi ses représentants locaux. Nous pouvons observer qu’à partir de 2004, ce sont les partis de gauche kurdes, ou des candidats indépendants les représentant, qui remportent les élections, aussi bien locales que législatives. Une exception notable reste les législatives de 2011 remportées par le CHP mais qui s’explique avant tout par une polémique politique datant de 2009, mais aussi par le milieu d’extraction de l’actuel chef du parti kémaliste, Kemal Kılıçdaroğlu.

La polémique dont il est question est celle des déclarations du député CHP OnurÖymen, qui, pour répondre à la volonté gouvernementale d’opérer une ouverture démocratique kurde, avait demandé si “les mères ne pleuraient pas pendant la guerre d’indépendance, pendant la révolte de Cheikh Saïd, et celle de Dersim ou à Chypre ? Est-ce que quelqu’un a demandé alors d’arrêter les combats pour que les mères cessent de pleurer ?”. L’émergence de cette polémique, en plus des scandales personnels de Deniz Baykal, ont permis le changement d’un leadership vieillissant au sein du parti kémaliste et l’avènement de Kılıçdaroğlu, qui revendique explicitement ces origines alévie et zaza suite aux invectives du premier ministre Erdoğan. La réouverture d’alors, ainsi que l’enseignement des langues kurdes et zazas à partir de 2010 constituent des prémices de l’évènement majeur qui se produira en Turquie deux ans plus tard, à savoir les excuses officielles de l’Etat turc, représenté par son premier ministre, pour le massacre de Dersim.

La présence de ce nom, Dersim, la banalisation du mot après qu’il ait été enterré par volonté de turquisation constitue un changement majeur dans l’approche qu’ont les pouvoirs turcs du devoir de mémoire.

Pour autant, si les deux partis majeurs se disputent sur la sincérité de leurs positions par rapport à Dersim, qui fait désormais part des exactions que l’Etat reconnaît, l’électorat de Tunceli n’en reste pas moins ancré à gauche, faisant émerger, conjointement à son identité kurde, un retour de sa mémoire communiste avec l’élection de Maçoğlu à Ovacık en 2014 puis sa victoire provinciale cinq ans plus tard. La province 62 a aussi la caractéristique dans le champ politique actuel, de se constituer comme un véritable bastion anti-Erdoğan, plus qu’aucun autre territoire en Turquie. Avec plus de 90% de voix contre le référendum de 2017 à Ovacık, première ville communiste de l’histoire, et 80% dans l’ensemble de la province. De plus, lors des dernières élections municipales, l’AKP, qui n’a jamais eu le moindre député à Tunceli, a vu son score aux municipales être le plus bas dans toute la Turquie, ne dépassant pas les 15%, faisant de Tunceli une province à l’histoire politique exceptionnelle, mais dans la configuration confessionnelle et politique actuelle ne manque pas non plus de distinction.

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