Octobre 2018
L’Irak, pays du Proche-Orient et situé au Nord de la péninsule arabique, est divisé en 19 gouvernorats – aussi appelés provinces. Capitale de la province at-Ta’mim, la ville de Kirkouk située au Nord du pays, est un pôle stratégique au cœur de nombreux conflits. Disputée par les uns, assiégée par les autres, Kirkouk attise les convoitises : Kurdistan et État irakiens se disputent le contrôle de la ville depuis des décennies déjà.
I. Quelques repères historiques
Le 15 octobre 1927 marquera la découverte du plus grand gisement pétrolier d’Irak, le gisement de Kirkouk. S’en suivra la création de The Iraq Petroleum Company venue remplacer la Turkish Petroleum Company. Principale source de pétrole connue – à l’époque – dans cette région du monde1, le gisement de Kirkouk représentera à lui seul la quasi totalité de la production irakienne en pétrole jusqu’aux années 1950. C’est en 1972 que le gigantesque gisement de Kirkouk sera finalement nationalisé, au même titre que deux tiers de la production de pétrole irakien2.
Depuis 1970, gouvernement central irakien et Kurdes irakiens se disputent Kirkouk. Les Kurdes la revendiquent ville kurde mais aussi capitale de leur État. Longtemps habitée par une majorité kurde, Kirkouk a connu de nombreux bouleversements démographiques, à commencer par l’arrivée de travailleurs arabes dans les années 1930 suite à la découverte du gisement de Kirkouk. Par ailleurs, à compter des années 1980, dans le cadre de l’opération Anfal , Saddam Hussein entame une politique massive dite d’arabisation. Les 3 populations non-arabes sont alors déplacées ou chassées de Kirkouk, le régime de Saddam les y remplace par des arabes tout droit venus du Sud de l’Irak. Mais en 2003, suite à la chute du régime, la nouvelle constitution prévoit la tenue d’un référendum abolissant les mesures de Saddam et rétablissant ainsi l’ancienne répartition démographique des populations, celle antérieure à Anfal. Initialement prévu pour le 15 décembre 2007, ce référendum – qui fait de Kirkouk une ville rattachée à la région autonome du Kurdistan – sera reporté à maintes reprises sous pression de la Turquie.
Les kurdes jouïront néanmoins d’une large autonomie dans l’Irak post-Saddam, et notamment sous l’invasion américaine. L’arrivée des américains en Irak offrira aux Kurdes une occasion inouïe de prendre le contrôle d’une région où l’administration irakienne n’a plus aucun droit. Une kurdification du Nord du pays est entamée, plus de 800 000 kurdes s’installent à Kirkouk. A partir de 2007, des investissements étrangers, majoritairement turcs, vont affluer et transformer le Kurdistan irakien en un petit émirat. La viabilité économique du Kurdistan repose sur les ressources en hydrocarbures de la région. Le gisement de Kirkouk se voit ainsi être un véritable ciment et gage de pérennité de cette entité politique. Au printemps 2014, le Gouvernement Régional du Kurdistan ainsi que la Turquie vont construire un pipeline destiné à exporter ces ressources vers le port turc de Ceyhan, porte d’ouverture sur les marchés internationaux. Le Kurdistan, économiquement indépendant, peut désormais se détacher de Bagdad pour ainsi s’auto-administrer. Mais en juin de la même année, l’organisation Etat islamique s’empare de Mossoul ainsi qu’ Erbil, et les djihadistes menacent d’occuper Kirkouk. Dans ce contexte de seconde guerre civile irakienne, et suite à l’évacuation de la ville, les peshmergas4 kurdes prennent le contrôle militaire de Kirkouk mais également de ses importantes installations pétrolières. Le président du Kurdistan Massoud Barzani fait appel aux Nations Unies afin de superviser un référendum, après avoir annoncé unilatéralement le rattachement durable de Kirkouk au Kurdistan.
II. La Bataille de Kirkouk
Au nord de l’Irak – région majoritairement peuplée de populations kurdes – s’est tenu le 25 septembre 2017 le référendum unilatérale sur l’indépendance du Kurdistan irakien. Le «oui» l’emporte à 92% des voix, malgré les pressions exercées par Bagdad à l’encontre de ce scrutin.
Trois semaines plus tard, Bagdad lance une offensive et reprend Kirkouk ainsi que ses installations pétrolières en quelques heures seulement. Les forces irakiennes s’emparent de “la Jérusalem des Kurdes”5 le 16 octobre 2017 sans grande difficulté. Les Kurdes qui depuis 2014 étaient au contrôle de la ville et avaient hissé leur drapeau sur les bâtiments administratifs, détenaient les six champs de pétrole qui fournissent plus de 60% des 550 000 barils exportés quotidiennement par le Kurdistan via la Turquie.
Le pétrole de Kirkouk est aujourd’hui irakien, après avoir été kurde de 2014 au 16 octobre 2017. Ce n’est qu’au mois de novembre 2018 que l’exploitation et l’exportation du pétrole de Kirkouk aura repris, interrompus une année durant suite à la bataille de Kirkouk. L’incapacité à trouver un accord commun entre l’Etat irakien et les autorités kurdes de la région autonome ont paralysé les exportations de pétrole de la province d’at-Ta’mim. Cette paralysie représente un manque à gagner considérable pour la ville de Kirkouk mais également pour le gouvernement irakien. C’est face à cette urgence que le gouvernement irakien semble avoir trouvé les mots justes afin de convaincre les kurdes d’une reprise des activités pétrolières à Kirkouk, à travers les oléoducs kurdes ralliés à la Turquie.
La perte de Kirkouk par les kurdes représente la perte de 50% des recettes du Kurdistan et avec ça, la possibilité d’établir un État autonome se réduit drastiquement voire même disparaît.
III. La malédiction du pétrole
L’expression “malédiction des ressources naturelles” – resource curse – désigne la difficulté rencontrée par les pays à forte abondance en ressources naturelles, notamment en pétrole. Richard Auty est à l’origine de cette métaphore, décrite pour la première fois dans l’un de ses ouvrages en 1990. En effet, les Etats dont le sous-sol est riche en ressources naturelles ont une croissance économique bien inférieure à celle des Etats bien moins riches en terme de ressources similaires. Un lien néfaste quasi palpable semble exister entre croissance/développement et richesses naturelles. Ce phénomène s’expliquerait par les nombreuses luttes de pouvoir au sein des Etats dont la rente générée par l’exportation de matières premières attise les convoitises, déstabilisant ainsi le développement de ces pays pourtant riches en ressources.
Ainsi, les pays pétroliers seraient particulièrement touchés par ce phénomène. Ces États sont frappés par une dite double malédiction. La première est économique : les recettes de l’or noir ne sont pas utilisées afin de diversifier les activités économiques des pays, ni élargir les domaines de spécialisation, ou encore investir dans la recherche et le développement. Les gains générés sont la principale source financière des gouvernements, fortement dépendants de la rente pétrolière, ce qui représente un danger pour les années à venir. A ce titre, le gouvernement irakien dépend à 90% de la rente pétrolière. La deuxième malédiction est elle politique. L’historien anglais du 19e siècle, Lord Acton est l’auteur de la célèbre phrase « Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument ». Devenue une citation, cette phrase est aujourd’hui reprise à l’aube des défis contemporains : le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir pétrolier corrompt absolument.
La ville de Kirkouk ne fait donc pas exception et se trouve être un parfait exemple de la malédiction du pétrole. Disputée par deux entités politiques différentes, Kirkouk est déchirée entre gouvernement irakien et Kurdistan car l’enjeu de son contrôle est bel et bien économique. Au delà des revendications identitaires et ethniques, l’enjeu le plus décisif qui plane au dessus de la ville est celui de l’exploitation de ses richesses en hydrocarbures. Le sous-sol de Kirkouk est une manne financière justifiant les litiges, combats, et bouleversements que la région connaît depuis 1930 déjà. Jusqu’aujourd’hui instable, Kirkouk aurait pourtant dû être la région d’Irak stable par excellence au vu de sa richesse. Mais au même titre que d’autres villes pétrolifères, les tensions y ont fait rage faisant de Kirkouk une zone sensible. L’abondance en pétrole empêche Kurdistan et Irak de trouver un compromis ou accord commun pérenne, chacune des deux entités désirant être au contrôle des puits de pétrole. Au delà des deux intéressés, notons que des acteurs extérieurs ont également de forts intérêts à défendre quant-à l’exploitation des ressources pétrolières de Kirkouk. Ainsi, la Turquie voit d’un très mauvais oeil la possibilité que l’autonomie économique du Kurdistan puisse contribuer à la naissance d’un État kurde.
Que dire si ce n’est que les tensions sont telles – quand il s’agit du contrôle de région si riches en ressources – qu’au sein même du Kurdistan sévissent de forts clivages qui affaiblissent manifestement la position kurde dans la région. «C’est un vieux clivage entre le PDK et l’UPK qui se partagent le Kurdistan irakien, avec derrière des familles opposées. Politiquement L’UPK a une vision différente du gouvernement de Bagdad, notamment parce que le président de l’Irak est un Kurde, Fouad Massoum, membre de l’UPK» déclare Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble, directeur du master MMO, et spécialiste de la région.
Nouveau rebondissement à Kirkouk, le drapeau du Kurdistan y flotte à nouveau depuis le 8 janvier 2019. Les forces irakiennes qui ont quitté la ville semblent avoir laissé une porte d’entrée aux peshmergas, qui sont une nouvelle fois entrés dans la ville. Quel avenir pour Kirkouk “la divisée” ? Seul l’avenir nous le dira.
1. Le gisement de Ghawar sera lui découvert en 1948
2. « L’autre tiers est encore contrôlé par la Basrah Petroleum Company (B.P.C.), seule compagnie membre du groupe I.P.C. opérant encore en Irak. Des pourparlers sont d’ailleurs en cours en vue d’une participation irakienne dans la B.P.C. » ). Source : Le Monde diplomatique, Pétrole : La nationalisation des gisements du Nord a marqué un tournant capital.
3. Anfal désigne le génocide kurde, ayant eu lieu de février à septembre 1988, ordonné par le régime irakien de Saddam Hussein. L’opération est destinée à éradiquer définitivement le « problème kurde ».
4. Terme utilisé par les Kurdes pour qualifier leurs combattants. Signifie littéralement “qui est au devant de la mort” en kurde.
5. Le défunt président irakien Djalal Talabani (lui même d’ethnie kurde) disait de Kirkouk qu’elle était “Jérusalem des Kurdes” en faisant référence au caractère multiethnique -Kurdes, Arabes, Turcomans- et multiconfessionnel de cette ville qui abritait des sunnites, des chiites et des chrétiens chaldéens, yézidis…
Sitographie
AFP, 2018, Pétrole: l’Irak signe avec BP pour développer les champs de Kirkouk. Le Point
économie [en ligne]. 18 janvier 2018. [Consulté le 28 mars 2019].
IBRAHIM AL-MARASHI, 2017, Comment résoudre la crise de Kirkouk. Middle East Eye [en ligne]. 17 octobre 2017. [Consulté le 29 mars 2019].
CATHERINE GOUESET, 2017, Irak: comment les Kurdes ont perdu Kirkouk. L’Express [en
ligne]. 17 octobre 2017. [Consulté le 29 mars 2019].
Conflit irako-kurde: guerre du pétrole autour de la bataille de Kirkouk. France Soir [en ligne]. 17 octobre 2017. [Consulté le 30 mars 2019].
LUC MATHIEU, 2017, Chute de Kirkouk : le rêve brisé des Kurdes. Libération [en ligne]. 16 octobre 2017. [Consulté le 30 mars 2019].
NICOLAS SARKIS, 1973, Pétrole : La nationalisation des gisements du Nord a marqué un
tournant capital. Le Monde diplomatique [en ligne]. Juillet 1973, page 25. [Consulté le 30
mars 2019].
ALLAN KAVAL, 2014, Dans Kirkouk, la Jérusalem kurde. Le Monde diplomatique [en ligne]. Juillet 2014 page 10. [Consulté le 30 mars 2019].