Le Baromètre arabe
Septembre 2020
Résumé : l’opinion publique est une donnée non négligeable au sens politique car elle fait état d’une réalité de terrain, celle des avis et tendances idéologiques politico-socio-économiques d’une population dite. Dans la MENA, l’opinion publique arabe est relativement vaste, à l’image du champ géographique dont elle fait état. Afin de saisir les clés de lectures d’une région où l’opinion publique est influencée par des facteurs transcendants parfois les sciences humaines et sociales, un outil de recherches offre un répertoire d’informations parmi les plus riches : la Baromètre arabe. Via une approche quantitative, ce dernier permet d’étudier l’attitude politique arabe au regard des notions d’islam et de démocratie. Si la religiosité ne semble pas être un frein aux aspirations démocratiques, il persiste néanmoins une interrogation relative à l’approche démocratique souhaitée au sein du monde arabo-musulman.
Mots clés : Opinion publique, Baromètre arabe, Islam, Démocratie, Politique.
INTRODUCTION
« Flattée, redoutée, manipulée, l’opinion publique ne serait-elle pas, toutefois, ce qui se dérobe sans cesse ? On croit à tort la saisir dans les rets de sondages et autres grilles de lecture, mais elle échappe à l’emprise de catégories telles que : opinion populaire, grand public, corps électoral, société civile. Elle n’est pas la vox populi parce qu’elle n’émane pas nécessairement du peuple, un intellectuel à lui seul pouvant l’incarner, à l’image de Voltaire à propos de l’affaire Calas. Foncièrement politique, car solidaire d’un espace public délimité par des normes, elle se distingue du grand public dont l’avis peut être sollicité de manière ludique sur un plateau de télévision. Elle ne se réduit pas à une mécanique institutionnelle permettant de briguer les suffrages : sa portée dépasse celle de la convocation aux urnes, son influence continuant de s’exercer en dehors des élections. Ni corps électoral, ni corps social, elle ne coïncide pas avec la société civile, qui met l’accent sur la capacité d’organisation d’acteurs non étatiques. Or, ce n’est pas cette faculté d’autonomie face aux pouvoirs publics qui est revendiquée par l’opinion publique. Celle-ci œuvre moins dans la sphère du management qu’elle n’aspire à être une instance de jugement, décidant du bien et du mal, absolvant ou condamnant, établissant une ligne de partage entre ce qui mérite d’être considéré comme essentiel et ce dont elle ne se souciera point. L’opinion publique est indissociable d’une hiérarchie des valeurs, d’une axiologie » (Encyclopédie Larousse. L’opinion publique [en ligne]).
Le siècle des lumières marque un tournant historique de la pensée européenne au sens large. La notion d’opinion publique y est notamment popularisée, développée et discutée par nombre de penseurs. Faisant référence à la manière de penser majoritaire au sein de la société, autrement dit la pensée la plus répandue du corps social, l’opinion publique est observée de près car elle représente entre autres une donnée non négligeable dans l’évolution d’une nation. Les croyances, opinions ou jugements majoritaires d’une société concernant des questions politiques, religieuses et morales sont désignées par l’appellation : opinion publique. L’opinion publique est une liberté citoyenne fondamentale, mais elle peut aussi se construire en étant influencée par différents types de médias, par des critères politiques et même sociaux. En effet, la valeur du jugement dépendra du niveau de connaissance que les citoyens ont sur un sujet donné. Ainsi, le rôle des médias est aussi important qu’il devrait être de fournir aux citoyens des informations fiables et diversifiées pour les aider à formuler un jugement raisonné. Sinon, en l’absence d’information, l’opinion est déterminée par l’émotion, la rumeur, et peut facilement être manipulée. C’est pourquoi les médias influencent notre façon de penser en présentant l’information dans une orientation qui vise à démontrer quelque chose. L’opinion publique est une terminologie popularisée dans diverses structures communautaires et peut être critiquée de quatre manières : le critère quantitatif de la répartition des opinions, l’évaluation des comparaisons internes des différentes perceptions qui composent une opinion publique, l’examen des propositions politiques et la diffusion des idéologies dans les médias de communication. Les plateformes de médias sociaux comme Twitter et les blogs exercent une influence considérable sur les sphères sociales. Au cours des dernières années, la société a assisté à une augmentation des nouveaux blogs et des nouveaux pouvoirs médiatiques, bien que les plateformes médiatiques habituelles dans les villes aient connu des échecs et une insolvabilité absolue. Par conséquent, cette tendance aura sans aucun doute un impact à long terme sur les médias sociaux du pays. Toutefois, à mesure que ces réformes percutantes se concrétisent, il convient d’envisager les effets d’Internet sur l’opinion publique et sur le modelage de l’environnement politico-social d’une personne. En outre, les hypothèses de longue date concernant l’opinion publique, comme la spirale du silence, sont confrontées au contexte médiatique actuel et à la conduite liée aux interactions personnelles. Les instruments de publication sociale comprennent un support d’interaction exceptionnel structuré selon le paradigme de l’interaction facilitée par l’ordinateur. Ils englobent le contenu produit par ordinateur sur les plateformes de médias sociaux comme YouTube, Twitter, Facebook et WhatsApp, ainsi que la propagation des blogs professionnels. Ces instruments sont sujets à un manque perspicace de messages d’incitation conventionnels, ce qui augmente les cas d’événements anonymes. Il en résulte une nouvelle série de problèmes convaincants pour l’hypothèse d’interaction conventionnelle, comme la spirale du silence de Noelle-Neumann présentée en 2016.
Aujourd’hui encore, ce domaine demeure un vaste champ d’études en constante évolution, impactée par les nouvelles technologies et l’essor significatif des réseaux sociaux. En raison de sa centralité dans la logique des démocraties libérales, l’opinion publique constitue un lien entre le monde de la politique formelle et celui de la politique quotidienne. Dans la région MENA, l’opinion publique arabe stricto sensu est difficilement mesurable car composée d’une multitude de peuples – la nation arabe étant un concept idéaliste loin de faire état d’une réalité – gouvernés par des régimes dont la transparence et la démocratie sont absentes ou parfois discutables, en témoigne le soulèvement des peuples initié par le Printemps arabe. C’est ici que le Baromètre arabe vient attirer notre attention car cet outil met en lumière l’opinion publique des différents pays arabes relative à des thèmes définis en amont puis étudier (via des enquêtes de terrain et témoignages récoltés à grande échelle). Depuis 2006, le Baromètre arabe réunit un réseau de chercheurs – idéologiquement neutres – qui s’adonnent à l’étude de l’opinion publique arabe dans le Maghreb et le Machrek, fournissant là le plus grand répertoire d’informations sur des questions politiques, économiques et sociales, propres aux populations du monde arabe. Médias et réseaux sociaux étant largement contrôlés par les gouvernements de la MENA, l’opinion publique arabe n’a de cesse d’intriguer l’Occident et les Arabes eux-mêmes. Ces derniers sont aujourd’hui engagés dans des processus révolutionnaires variables, soucieux d’atteindre un consensus quant-à leur autodétermination – qui malgré l’indépendance des pays – demeure biaisée par des États totalitaires aux mains de leaders aux records de longévités au pouvoir. L’opinion publique devient alors une donne politique de taille porteuse des tendances et de la pensée dominante au sein d’une communauté. Ainsi, le Baromètre arabe est un outil clé dans la compréhension et l’étude de l’opinion publique des peuples arabes. À l’aide de cet outil, nous allons amorcer une présentation concise des aspirations politiques arabes au prisme des notions d’islam et de démocratie. Une approche quantitative, axée sur l’interprétation des enquêtes menées dans le cadre du Baromètre arabe (2017-2018) et exploitées à travers diverses études, nourrit l’argumentaire de ce travail.
ISLAM ET DÉMOCRATIE
Considérée comme une nouvelle vague potentielle de démocratisation, la montée des peuples dans plusieurs pays arabes contre des élites oppressives insuffle la promesse d’un monde arabe démocratique. Bien que multiformes, avec des causes et des implications spécifiques à chaque pays, ces protestations sont en grande partie motivées par des sentiments de frustration face aux mauvaises performances économiques et par le refus des systèmes politiques existants perçus comme étant corrompus et non démocratiques. La question à laquelle l’avenir seul est en mesure de répondre est de savoir si ces pays seront capables ou non d’effectuer la transition vers une démocratie consolidée. L’un des aspects importants de cette transition est de savoir comment le nouveau système politique démocratique est considéré légitime par ses citoyens et de quelle manière ces derniers estiment que leurs valeurs “cadrent” avec la démocratie. En d’autres termes, le soutien populaire est considéré comme une question cruciale pour la stabilité du régime, en particulier dans les démocraties émergentes.
À travers le monde arabe, au même titre qu’ailleurs au sein de pays à majorité musulmane, le discours sur la compatibilité de l’islam et de la démocratie est vibrant et nuancé. Si certains religieux musulmans et penseurs religieux affirment que la démocratie n’est pas possible dans un système politique guidé par l’islam, d’autres en revanche réfutent cette approche. Tout aussi important, il semble que ni les intellectuels arabes ni les citoyens ordinaires n’acceptent le point de vue selon lequel l’islam et la démocratie sont incompatibles. Au contraire, des sermons de la mosquée aux colonnes des journaux, des débats sur les campus aux discussions dans les cafés, un grand nombre d’Arabes et d’autres musulmans affirment que les principes de l’islam sont intrinsèquement démocratiques. L’argument selon lequel l’islam étouffe la démocratie comprend plusieurs affirmations interdépendantes. Premièrement, certains soutiennent, comme le fait Samuel P. Huntington dans The Clash of Civilizations, que l’islam et la démocratie sont intrinsèquement incompatibles parce que l’islam ne reconnaît aucune division entre “l’église” et “l’État” et met l’accent sur la communauté plutôt que sur l’individu. L’individualisme, soutient Huntington, est une composante nécessaire d’un ordre libéral-démocratique. Deuxièmement, certains universitaires affirment que la loi et la doctrine islamiques sont fondamentalement illibérales et créent donc un environnement dans lequel la démocratie ne peut s’épanouir. Francis Fukuyama, entre autres, avance cet argument. Enfin, certains affirment que l’islam encourage des attitudes et des valeurs antidémocratiques parmi ses adhérents. D’une part, selon cet argument, la religion ne prône pas un engagement en faveur de la liberté politique. L’islam favoriserait le fatalisme, l’acceptation sans réserve de la “voie d’Allah” et donc l’acceptation du statu quo plutôt que la contestation nécessaire à une démocratie vivante. En conséquence, selon cet ensemble d’arguments, les orientations et les attaches religieuses des citoyens musulmans créent un climat normatif hostile à la démocratie. Les données du Baromètre arabe permettent d’examiner, certes de manière limitée au niveau de l’analyse individuelle, ces points de vue divergents sur la relation entre la démocratie et l’islam. Dans la mesure où les orientations et les attaches religieuses découragent la démocratie, le soutien à la démocratie devrait être plus faible chez les hommes et les femmes plus religieux. Or, ce n’est pas le cas. Aussi, les musulmans plus religieux sont aussi susceptibles que les musulmans moins religieux de croire que la démocratie, malgré ses inconvénients, est le meilleur système politique. Le Baromètre identifie la fréquence de lecture du Coran comme une mesure valide et fiable de la religiosité. Les répondants sont classés selon leur fréquence de lecture du Coran : à savoir tous les jours, plusieurs fois par semaine, parfois, rarement ou jamais. Il est frappant de constater qu’au moins 85 % des personnes interrogées dans chaque catégorie déclarent que la démocratie est le meilleur système politique. Ainsi, puisque le soutien public à la démocratie est nécessaire pour une transition démocratique réussie et consolidée, et puisque les preuves disponibles indiquent que la religiosité ne diminue pas ce soutien à la démocratie parmi les publics musulmans, il semble clair que la persistance de l’autoritarisme dans le monde arabe ne peut être expliquée par les orientations et les attaches religieuses des hommes et des femmes ordinaires.
Une autre question portant sur la relation entre la démocratie et l’islam concerne le rôle de l’islam dans les affaires politiques. De nombreux citoyens arabes expriment leur soutien à l’influence de l’islam dans le gouvernement et la politique. Mais ce n’est pas l’avis de tous les citoyens. Contrairement au soutien à la démocratie, qui est exprimé par l’écrasante majorité des personnes interrogées dans le Baromètre arabe et dans d’autres enquêtes récentes, les hommes et les femmes de tous les pays où des enquêtes ont été menées sont divisés dès lors qu’il s’agit de savoir si l’islam devrait jouer un rôle politique important. Par exemple, alors que 56 % des personnes interrogées dans les enquêtes du Baromètre arabe sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle les hommes de religion devraient avoir une influence sur les décisions gouvernementales, 44 % sont en désaccord, indiquant qu’ils pensent que l’islam ne devrait pas jouer un rôle politique important. En outre, la division de l’opinion observée parmi toutes les personnes interrogées est présente au même degré parmi celles qui expriment leur soutien à la démocratie. Parmi les personnes interrogées qui estiment que la démocratie est le meilleur système politique, malgré les inconvénients possibles, 54 % pensent que les hommes de religion devraient avoir une influence sur les décisions du gouvernement, tandis que 46 % ne sont pas d’accord. Bien qu’il y ait des variations modestes d’un pays à l’autre, les données du Baromètre arabe montrent que les personnes interrogées qui soutiennent la démocratie se répartissent plus ou moins également entre celles qui sont favorables à une démocratie laïque et celles qui sont favorables à un système politique à la fois démocratique et donnant un rôle important de l’islam. Conformément aux résultats présentés précédemment, le Baromètre montre également que parmi les répondants relativement peu nombreux qui ne soutiennent pas la démocratie, il existe également une division d’opinion concernant le rôle politique de l’islam.
Comment les Arabes musulmans qui expriment leur soutien à la démocratie mais souhaitent également que leur religion joue un rôle significatif dans la vie politique comprennent-ils ce que l’on pourrait appeler la “démocratie islamique” ? Les aspects de cette question qui concernent l’islam lui-même – les points de vue sur les façons particulières dont la vie politique démocratique pourrait intégrer une dimension islamique – dépassent le cadre de cet essai. Plus pertinent pour la présente étude est de savoir si ceux qui soutiennent la démocratie islamique possèdent des valeurs démocratiques, à la fois en termes absolus et par rapport à ceux qui soutiennent la démocratie laïque.
Des données du Baromètre arabe permettent de répondre à cette question et comparent les personnes interrogées qui sont favorables à la démocratie laïque et celles qui sont favorables à la démocratie islamique en fonction de trois orientations normatives identifiées comme nécessaires (avec le soutien à la démocratie) au succès à long terme d’une transition démocratique. Ces valeurs sont les suivantes :
1) le respect de la diversité et de la dissidence politiques, mesuré par l’importance que les personnes interrogées accordent à la présence de dirigeants politiques ouverts aux différentes opinions politiques ;
2) la tolérance sociale, mesurée par le fait que les personnes interrogées déclarent qu’elles n’auraient aucune objection à avoir des voisins d’une race différente ;
3) l’égalité des sexes, mesurée par une question demandant si les hommes et les femmes devraient avoir les mêmes opportunités d’emploi et les mêmes salaires.
Bien que ces valeurs ne soient que quelques-unes des valeurs importantes pour la démocratie, les réponses aux questions qui les concernent donnent un aperçu de la présence ou de l’absence de valeurs démocratiques parmi les hommes et les femmes arabo-musulmans en général et, en particulier, des similitudes ou des différences de valeurs entre les citoyens ayant des préférences différentes concernant la place de l’islam dans la vie politique démocratique. Premièrement, la plupart des hommes et des femmes de tous les pays expriment des valeurs démocratiques. Presque tous les répondants considèrent qu’il est important que les dirigeants politiques soient ouverts à des idées diverses. La tolérance sociale, qui se traduit par l’ouverture à l’idée d’avoir des voisins d’une autre race, est également très élevée. En effet, dans l’ensemble, il n’y a qu’un seul cas où moins des deux tiers des personnes interrogées ont répondu d’une manière incompatible avec la démocratie. Ce cas se produit parmi les Algériens interrogés qui disent être favorables à la démocratie islamique. Parmi ces derniers, seuls 57 % se disent favorables à l’égalité des chances et des salaires entre hommes et femmes (contre 71 % chez les démocrates laïques). Deuxièmement, il y a très peu de différences significatives entre les personnes interrogées qui sont favorables à la démocratie laïque et celles qui sont favorables à la démocratie islamique. Les premiers sont plus susceptibles d’approuver une norme qui est conforme à la démocratie dans la plupart des cas, mais les différences sont presque toujours très faibles. Dans seulement deux des quatorze comparaisons par pays présentées, la différence entre les partisans de la démocratie laïque et ceux de la démocratie islamique est supérieure à 10 % (12 % dans un cas et 14 % dans l’autre). Dans presque toutes les autres comparaisons, la différence est en fait de 5 % ou moins. Ainsi, la conclusion générale suggérée est que les valeurs démocratiques sont présentes dans une large mesure parmi les citoyens arabes musulmans, dont la plupart soutiennent la démocratie, qu’un individu estime ou non que son pays doive être gouverné par un système politique qui soit à la fois islamique et démocratique. Ces observations renforcent les évaluations précédentes liées aux points de vue des musulmans arabes concernant la compatibilité de la démocratie et de l’islam. Une dernière question relative à la relation entre la démocratie et l’islam concerne les raisons pour lesquelles certaines personnes interrogées sont favorables à une démocratie laïque tandis que d’autres préfèrent un système politique démocratique intégrant également une dimension islamique. Il est particulièrement important de savoir si la préférence pour une démocratie ayant une dimension islamique reflète l’influence des orientations religieuses, des jugements et des évaluations politiques, les deux à la fois, ou aucune. Une hypothèse est que la piété et les attaches religieuses peuvent amener les Arabes musulmans à favoriser la démocratie islamique. Une autre est que le mécontentement à l’égard de gouvernements et de régimes essentiellement laïques peut prédisposer les citoyens à favoriser un système qui intègre une dimension islamique. Il est également possible qu’une préférence pour la démocratie islamique reflète le souci de préserver une certaine continuité, c’est-à-dire de maintenir une certaine tradition, à l’ombre d’un changement vers une conjoncture nouvelle (la démocratie) en cours. Ces propositions ont été testées dans des recherches au moyen d’une analyse de régression qui évalue l’impact de la religiosité personnelle et des évaluations politiques sur la préférence pour le système politique. La fréquence de la lecture du Coran est à nouveau utilisée comme mesure de la religiosité personnelle. Les évaluations politiques comprennent la confiance dans le chef du gouvernement, la capacité des citoyens ordinaires à influencer les politiques et les activités du gouvernement, et un dernier questionnement soucieux de savoir si les démocraties ne sont pas bonnes pour maintenir l’ordre. La régression logistique binaire est utilisée puisque seuls les partisans de la démocratie (avec ou sans dimension islamique) sont inclus dans l’analyse. L’âge, le niveau d’éducation et le bien-être économique ont servi de variables de contrôle. L’analyse de régression montre que la religiosité personnelle n’est pas liée de manière significative à la préférence pour le système politique dans aucun des cinq pays au sein desquels les enquêtes du Baromètre arabe ont été menées. Cette constatation est cohérente avec les résultats précédents : non seulement la religiosité ne conduit pas les hommes et les femmes à être moins favorables à la démocratie, mais elle ne les conduit pas à être plus favorables à un système politique qui intègre une dimension islamique. Les évaluations politiques, en revanche, sont liées de manière significative aux préférences en matière de système politique dans chaque pays. Il existe des variations transnationales dans les évaluations les plus importantes. Une préférence pour un système démocratique intégrant une dimension islamique est plus que probable chez les personnes qui ont une préférence pour un système démocratique :
1) les répondants jordaniens qui ont peu confiance dans le chef du gouvernement, qui pensent que les citoyens ordinaires ont la capacité d’influencer les activités et les politiques du gouvernement, et qui pensent que les démocraties ne sont pas bonnes pour maintenir l’ordre ;
2) les Palestiniens qui ont les mêmes sentiments ;
3) les Algériens qui pensent que les démocraties ne sont pas bonnes pour maintenir l’ordre ;
4) Les Marocains qui pensent que les démocraties sont bonnes pour maintenir l’ordre ;
5) les Koweïtiens qui ont peu confiance dans le chef du gouvernement, qui pensent que les citoyens ordinaires ont peu de possibilités d’influencer les activités et les politiques du gouvernement, et qui pensent que les démocraties ne sont pas bonnes pour maintenir l’ordre.
Ces différences invitent à s’interroger sur la manière dont des circonstances nationales particulières déterminent la façon dont les jugements politiques façonnent l’attitude des citoyens quant au lien souhaité entre la démocratie et l’islam. Cependant, même en l’absence d’une telle enquête, les résultats du Baromètre arabe montrent clairement que le pouvoir explicatif se trouve dans les jugements politiques plutôt que dans les orientations religieuses.
CONCLUSION
Les données de l’enquête du Baromètre arabe montrent clairement que la démocratie bénéficie d’un large soutien dans le monde arabe. Alimentée par la persistance même de l’autoritarisme dans les politiques arabes, l’opinion publique des hommes et des femmes arabes révèle que la démocratie est le meilleur système politique et qu’elle constitue un système de gouvernance souhaité pour leurs pays. Mais ce n’est pas là toute l’histoire. Les gens comprennent la démocratie de différentes manières. Souvent, ils l’apprécient surtout en tant qu’instrument. Ces derniers veulent qu’elle soit mise en œuvre progressivement, et ne sont pas d’accord entre eux quant-au rôle de l’islam au sein de cette potentielle démocratie.
Ainsi, pour comprendre les préférences en matière de système politique et les opinions publiques sur la gouvernance, il faut prêter attention aux multiples dimensions du soutien à la démocratie. Les données du Baromètre arabe éclairent également les débats sur la compatibilité entre l’islam et la démocratie. Plus précisément, les résultats de ces enquêtes suggèrent que l’islam ne favorise pas les attitudes antidémocratiques. D’une part, la religiosité personnelle ne diminue pas le soutien à la démocratie. D’autre part, elle n’encourage pas non plus la préférence pour un système politique qui soit à la fois islamique et démocratique. De plus, ceux qui sont favorables à la démocratie islamique ne sont pas beaucoup moins susceptibles que ceux qui sont favorables à la laïcité d’adopter des normes et des valeurs démocratiques.
Mais si les orientations islamiques ne semblent pas jouer un rôle significatif dans le façonnement des attitudes des citoyens à l’égard de la démocratie, les données du Baromètre arabe montrent clairement que les jugements relatifs aux circonstances et aux performances politiques font la différence. Il n’est pas certain que le soutien populaire à la démocratie puisse se transformer et se transformera réellement en une pression en faveur de réformes politiques et d’ouvertures démocratiques dans le monde arabe. Des enquêtes antérieures ont également révélé une préférence généralisée pour la gouvernance démocratique, ce qui est là le signe que des régimes non démocratiques et des désirs populaires de démocratie peuvent coexister pendant des périodes considérables. Les résultats du Baromètre arabe suggèrent la possibilité que cela puisse être en partie le résultat d’un désir de stabilité parallèle au désir de gouvernance démocratique. Cela se reflète dans l’importance accordée au gradualisme, ainsi que dans le soutien de certains Arabes à un dirigeant fort qui n’a pas à se soucier du parlement et des élections – un soutien favorisé, en partie, par la conviction que les démocraties ne savent pas maintenir l’ordre. Les préoccupations relatives à la stabilité reflètent quasi unanimement la situation géostratégique de la région, en particulier les développements déstabilisants qui ont façonné la politique en Irak, en Palestine, au Liban et en Algérie ces dernières années. Dans certains pays, les préoccupations relatives à la stabilité peuvent également être encouragées par les dirigeants politiques qui justifient leur opposition aux réformes en insistant sur le fait que la démocratisation entraînera des divisions et du désordre. Tout cela contribue à réduire la pression de base en faveur d’une transition démocratique et servir les intérêts des régimes qui s’engagent à préserver le statu quo autoritaire.
Si les résultats du Baromètre arabe ne révèlent pas grand-chose sur la probabilité d’une transition vers la démocratie au sein du monde arabe dans les années à venir, ils montrent que les attitudes et les valeurs des citoyens, y compris celles liées à l’islam, ne sont pas la raison de la persistance de l’autoritarisme. En effet, le Baromètre arabe indique que si et quand des progrès vers la démocratie se produiront, la plupart des citoyens du monde arabe s’en réjouiront, même si nombre de débats relatifs au caractère et contenu précis des systèmes politiques démocratiques prendront place. Par conséquent, ceux qui souhaitent faire avancer la cause de la démocratie dans le monde arabe doivent concentrer leurs investigations non pas sur les prétendues impulsions antidémocratiques des femmes et des hommes ordinaires, mais plutôt sur les structures et les manipulations, et peut-être aussi sur les alliances extérieures qui les soutiennent, d’une classe dirigeante politique qui se consacre à préserver son pouvoir et ses privilèges.
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