Avril 2019
FICHE DE LECTURE
La Tunisie, berceau du printemps arabe, aura été le pays pionnier des mouvements contestataires qui ont bouleversé le monde arabe depuis 2011. En effet, c’est suite à l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi – jeune vendeur ambulant – le 17 décembre 2010 dans la ville de Sidi Bouzid, au centre-ouest du pays, que la révolution dite du jasmin va éclater dans l’ensemble de la Tunisie. Mohamed Bouazizi, figure aujourd’hui emblématique car véritable élément déclencheur des printemps arabes, excédé par la misère ne trouvera d’autre moyen que de s’immoler devant le siège du gouvernorat à Sidi Bouzid. Cet acte sonnera l’alerte au sein de la société tunisienne, et en moins de dix jours la contestation va se répandre à l’ensemble de la Tunisie atteignant la capitale. Le 14 janvier 2011, Ben Ali fuit et se rend finalement en Arabie Saoudite.
Depuis, le cas tunisien va susciter l’intérêt de journalistes, chercheurs, politologues, doctorants etc. Les différentes sphères de la société tunisienne vont alors faire l’objet de nombreuses recherches, articles et publications scientifiques. C’est dans cette même logique que vient s’inscrire l’ouvrage qui fait notre intérêt aujourd’hui : Political Islam in Tunisia the History of Ennahda, de Anne Wolf. A travers ce livre, l’auteure va nous apporter les clés de lecture quant-aux origines et l’arrivée au pouvoir du mouvement islamiste Ennahda à compter d’octobre 2011.
Anne Wolf est doctorante au St Anthony’s College de l’Université d’Oxford ainsi que chercheure associée au Centre de recherches sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de l’Université de Cambridge. A travers son ouvrage, A.Wolf offre au lecteur une étude historique du parti Ennahda ( à savoir depuis sa naissance dans les années 1960 pour remonter jusqu’à nos jours) afin de mieux en saisir les origines, les débuts, et les premières formes sous lesquelles Ennahda s’est manifesté. Cet ouvrage est quelque peu unique et relativement singulier car il est le premier récit détaillé à retracer ce mouvement islamiste (sous probablement tous ses angles). L’auteure explique que le travail mené en amont afin de publier le livre aura été un véritable travail d’enquête et de terrain – il était très difficile d’effectuer de telles recherches poussées avant 2011 –, nourri d’entretiens, rencontres, interviews etc. La raison qui faisait de ce travail une mission quasi impossible avant 2011 étant la classification du mouvement au rang d’organisation criminelle et bannie/réprimée par le pouvoir. Anne Wolf va être en mesure, pour sa part, de rencontrer les leaders d’Ennahda et travaillera dans différentes zones géographiques (Tunisie, France, Royaume-Uni). L’auteure va se pencher sur toutes les formes que revêt l’activisme du mouvement islamiste, allant donc delà des frontières strictement tunisiennes.
C’est finalement après quatre années de recherches que l’auteure nous livrera son ouvrage. Plus de 400 entretiens auront été effectués pendants ces quatre années de récolte d’informations, et A Wolf explique également avoir consulté des archives inédites. Ouvrage enrichissant, intéressant et facile de lecture (à condition d’être à l’aise avec l’anglais), ce livre est relativement accessible à un public divers et hétérogène, ne s’adresse pas exclusivement à des lecteurs spécialisés.
Cet ouvrage s’articule autour de 6 chapitres. D’une manière générale, les cinq premiers reviennent sur les origines, l’histoire d’Ennahda. Le dernier chapitre porte quant-à lui sur la phase contemporaine, à savoir post-révolutionnaire. En somme, ce sont les moments clés dans l’émergence, la stabilisation, l’affirmation et l’évolution du mouvement islamiste qui sont retracés à travers les pages.
L’un des objectifs central de ce livre est de démystifier la croyance selon laquelle la Tunisie serait le symbole de laïcité dans le monde arabe. En effet, dès la page 11, A. Wolf explique que les gouvernements et les universitaires étrangers ont, à quelques exceptions près, maintenu la vision quelque peu erronée selon laquelle la Tunisie était le seul exemple d’un pays arabo-islamique dans lequel le rôle de l’islam était moins important. La perception qui prévalait était que le président Habib Bourguiba, à vocation occidentale, et son successeur, le président Zine al-Abidine Ben Ali, avaient mis en œuvre la modernisation laïque. Cela a négligé le fait que la grande majorité des Tunisiens sont restés attachés à leurs racines arabo-islamiques, comme le prouvent les résultats des élections à l’Assemblée constituante de 2011, où le parti islamique Ennahda a obtenu 37% des voix, soit plus que les huit autres partis qui – ensemble – ont seulement recueilli 35% des voix.
Après une introduction sur la tradition réformiste de la société tunisienne depuis le 19e siècle déjà, l’auteur se penche sur l’histoire de ce qui deviendra finalement Ennahda, et remonte donc aux années 1960. Elle retrace l’évolution et les différentes formes que prendra ce mouvement, depuis al- Jama’a al-Islamiyya (le mouvement islamique), au MTI (Mouvement de la tendance islamique), avant d’arriver à Ennahda à proprement parler. Les liens complexes – bien que contradictoires – avec le monde musulman sont particulièrement pertinents pour les origines du mouvement. En somme, l’auteure met en lumière le rôle mais surtout l’impact que vont avoir les réformes séculière de Habib Bourguiba dans sa volonté de démanteler l’establishment religieux en Tunisie. Ce sont ces réformes et cette pression à l’encontre du religieux qui favoriseront la naissance d’une volonté de réislamiser la société par le bas, et l’on verra là naître la Jama’a al-Islamiyya. Mais il y a également d’autres facteurs qui vont se mêler à cela et pousseront cette fois-ci le mouvement vers une politisation. Nous citerons à ce titre la diffusion de la littérature des Frères musulmans d’Égypte (page 40), l’activisme religieux d’une partie de la jeunesse au sein des universités (pages 42 à 45) et enfin la révolution iranienne (pages 48 à 51).
Dans les années 1970, le premier litige au sein du mouvement concernera les partisans d’un islam tunisien à ceux qui se veulent partisans d’un islam similaire aux Frères musulmans égyptiens. Le premier membre à prendre ses distances sera Hmida Ennaifer car ce dernier ne se retrouvera pas dans la doctrine des Frères musulmans. A. Wolf décrit donc les différentes tensions et divisions au sein du mouvement au cours de son histoire, mettant l’accent en particulier sur la séparation des islamistes progressistes dirigés par Hmida Ennaifer à la fin des années 1970 et les tensions persistantes entre une tendance pragmatique, proche de Abdelfatah Mourou, et un scripturaliste plus dogmatique dirigé par Salah Karker. Rached Ghannouchi sera l’intermédiaire entre ces deux tendances difficilement compatibles.
D’autres conflits – sur les idées et les stratégies, entre les différentes générations, entre les dirigeants et leurs partisans et, plus tard, entre les membres en exil et ceux qui sont restés chez eux – sont également traités à travers les pages. Il en ressort une image d’un mouvement complexe qui a toujours lutté pour finalement contenir des tendances idéologiques souvent divergentes sous un même parapluie.
Le livre situe Ennahda dans le contexte plus large de l’histoire et de la politique tunisienne. Le clash entre le mouvement islamiste et Habib Bourguiba, l’ouverture politique de Zine el Abidine Ben Ali, l’arrivée au pouvoir de ce dernier en 1987, suivie de la confrontation et de la répression expliquent d’une certaine façon l’évolution idéologique d’Ennahda. L’auteure revient sur la violence des répressions sous les régimes de Habib Bourguiba et Ben Ali, l’on y découvre la torture des militants islamistes, leur emprisonnement ou encore leur exil. Les familles de ces derniers ne seront pas épargnées et connaîtront des pressions considérables exercées par les régimes à leur encontre. Ainsi, certaines épouses de militants seront appelées à divorcer de leur époux, pour d’autres, elles n’auront d’autre choix que d’espionner les activités de leurs proches membres du mouvement (page 85). En réponse à ces répressions, des membres du mouvements feront scission et opteront pour la violence. A. Wolf nous donne l’exemple des bombes dans les hôtels de Sousse et Monastir revendiquées par le Jihad islamique en 1984 (page 64), mais aussi la volonté d’opérer un coup d’État en décembre 1987 par un groupe du MTI (page 65).
Les relations avec les autres partis d’opposition et le mouvement syndical et la société civile sont également des aspects cruciaux du contexte dans lequel Ennahda a opéré et a également contribué à son développement. Des événements tels que la guerre du Golfe de 1990, les guerres en Afghanistan et en Algérie et l’invasion américaine de l’Irak en 2003 fournissent une clé de lecture importante, illustrant les liens entre le mouvement islamiste tunisien et l’opinion publique dans la région MENA. L’auteure suit les effets des longues années de répression et d’exil d’une grande partie des leaders et militants d’Ennahda. Wolf nous offre une description des structures organisationnelles du mouvement à l’étranger et des relations entre les branches internes et externes. Ainsi, en réponse à la très forte répression plusieurs membres optent pour l’exil et s’organisent à l’étranger. L’on constatera alors l’ouverture de bureaux au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en Suisse, etc. Cependant, les actions de ces bureaux sont très précautionneuses du fait de leurs divisions (géographique et idéologique), mais également précautionneuses car profondément traumatisés par l’espionnage (par les services secrets tunisiens) même s’ils sont à l’étranger, et craintifs quant-à la sécurité de leurs proches et compagnons restés au pays. Le journal Al Insan à Paris, et celui de Londre Al Fajr, vont porter les idéaux et revendications venues tout droit des membres en exile. Notons cependant que le mouvement islamiste n’aura pas de soutien international au vu des événements ayant frappé l’occident (11 septembre 2001), idée que nous retrouvons à la page 92.
L’analyse de A. Wolf prend tout son sens dans les deux derniers chapitres du livre. Le chapitre 5 retrace les reconstitutions des structures organisationnelles nationales d’Ennahda et des liens que le mouvement cherchait à établir avec des groupes d’opposition laïques du milieu des années 2000. Ces structures réformées n’ont pas nécessairement joué un rôle dans la révolte contre Ben Ali, mais elles ont peut-être expliqué en grande partie le succès électoral et politique considérable d’Ennahda après son renversement. L’histoire de l’après 2011, telle qu’elle est décrite au chapitre 6, a souvent été racontée, mais il existe encore de nombreuses idées notables: l’auteur souligne, par exemple, que la perte rapide d’Ennahda en popularité était due au fait que, contrairement aux apparences jusqu’alors, le parti ne pouvait pas offrir de nombreuses solutions pratiques aux problèmes socio- économiques du pays. Ayant partiellement assumé les rênes du pouvoir, Ennahda a été accusé de saper les perspectives de transition démocratique et d’être en réalité une organisation djihadiste tunisienne. Depuis 2013, l’émergence du groupe État Islamique, les attentats ayant frappé la Tunisie et la situation économique du pays vont pousser Ennahda à établir des accords et compromis avec les partis opposants. Plusieurs militants islamistes vont faire défection suite à cet assouplissement. C’est ainsi que Ghannouchi va être en mesure d’intégrer les principales strates politiques du pays. Dorénavant, et depuis 2016, la seule stratégie qui soit bénéfique au parti demeure l’ouverture et la prudence vis-à-vis des autres partis d’opposition.
Anne Wolf ne condamne ni n’idéalise Ennahda. Il n’y a pas de problématique majeure, une «grand idée », à propos du mouvement. Ainsi, la principale qualité de cet ouvrage est la posture scientifique de l’auteure, qui ne défend ni ne condamne le parti politique qu’elle prend pour objet d’étude. Anne Wolf identifie le parti Ennahda comme étant le produit de la crise d’identité (arabomusulmane et/ou séculière) que vit la Tunisie depuis le 19e siècle. L’auteure reconnaît que la plus grande force du parti islamiste provient de sa capacité à s’adapter aux contextes changeants, afin de garantir sa survie.